Culture Care #2 – Le Care : Une histoire de gonzesses ?

Par Alice VIVIAN fondatrice de Mojom

LE CARE : Une histoire de gonzesses ?

Avancée féministe, patriarcat et humanisme

 

Chers tous,

Aujourd’hui, j’avais envie de vous parler de sexe… teaser teaser …

…enfin, des sexes, le sexe faible et le sexe fort. Oui oui, ces notions existeraient encore bel et bien dans l’inconscient collectif. Incroyable, non ? Mais qui serait le sexe faible alors, rappelez-moi ? (Quoi ? la science contredirait la bible ? ! 😉).

Aujourd’hui je vous parle de genres, de féminisme mais aussi de sexisme, et d’idées reçues comme toujours sur l’éthique du « care », qui serait, m’a-t-on dit lors d’un comité de direction 100% masculin, je cite, « une approche de nana, non ? ».

La question n’était pas agressive ou même en apparence malveillante, mais je vous avoue, qu’elle m’a irritée. Car, si elle révèle d’abord de l’ignorance sur ce qu’est l’éthique du « care » en entreprise, elle reflète surtout une image bien clichée de notre société et des genres au travail. Sans mentionner le fait que ce monsieur a parlé de « nanas » et non de « femmes » : dénigrant, malvenu.

Alors je vous pose aujourd’hui cette question brulante : le « care », une histoire de « nanas » ?

Sans vous spoiler tout l’article, la réponse se jouera en deux temps: OUI …et NON !

Oui. L’éthique du « care », si nous nous intéressons à sa genèse, est née par et grâce aux femmes, ce sont notamment 3 brillantes femmes anglo-saxonnes et féministes qui ont théorisé cette éthique bien souhaitable pour notre société, avec la polysémie que ce nom anglais de « care » offre (contrairement au mot « soin » en français). Je vous parle ci-dessous de l’histoire du « care », de ces femmes inspirantes, ainsi que du lien indéniable entre « care » et féminisme.

Mais, bien sûr, derrière cette question de l’« approche de nana », s’entend toute la perfidie des préjugés qui persistent, et d’une vision sexiste du monde du travail. Je vous parle donc juste après de ce sujet qui, arghhhhh…, me fait grincer des dents, me tend, m’irrite, me fait monter le wasabi au nez, bref, me met en rogne. Je vous parle d’un mode de management encore très présent dans l’entreprise, de patriarcat, voire de misogynie, nommons-la, qui méprise et dénigre dans le travail tous types de comportements qu’ils attribuent au genre féminin, comme l’émotion, le soin de l’autre, l’écoute, l’empathie, l’inclusion.

Et s’il y avait une autre voie pour le care qu’une réponse genrée ?

Et si le care n’était pas une histoire de femmes ou d’hommes, mais une nouvelle forme d’humanisme ?

 

1.    L’éthique du « care » : histoire de femmes et féminisme

🔎 L’approche psychologique de Carol Gilligan

Le « care » est popularisé par la psychologue américaine Carol Gilligan en 1982, dans son ouvrage In a Different Voice: Psychological Theory and Women’s Development. Avec ce terme, « care », a priori banal, elle ouvre un incroyable débat de philosophie morale, sociale et politique, qui se poursuit de nos jours (même s’il a mis 20 ans pour arriver en Europe !).

Le « care » a en anglais d’autre sens que le mot français « soin ». « To take care of » désigne bien l’activité du soin d’une infirmière qui soigne un malade, d’une mère qui s’occupe de son enfant ou d’une personne qui rend service. Mais plus largement, « to care about », c’est se sentir concerné, montrer de l’intérêt pour quelque chose ou quelqu’un. Le care parle donc aussi de souci d’autrui, de la sollicitude, de bienveillance, d’écoute, de solidarité.

Pour Carol Gilligan, cette « voix différente » du care est décrite comme l’expression « d’une vision du monde sensible, affectée et attentionnée, souvent dévolue aux femmes ». C’est une autre voie morale possible, qu’elle oppose notamment à la théorie de son collègue masculin Lawrence Kohlberg, théorie dominante patriarcale dans les années 80, qui fonde le plus grand degré de raisonnement moral sur des principes de justice. Gilligan va démontrer empiriquement que ce n’est pas toujours le cas et qu’en particulier les femmes, mais pas seulement, considèrent d’autres facteurs tout aussi importants dans le processus de décision : le souci de maintenir la relation et l’engagement à répondre aux besoins des personnes. Le care s’appuie sur une notion fondamentale « l’interdépendance entre soi et autrui ».

Le but, selon Gilligan, n’est point de remplacer la justice par le care, mais bien de retrouver de l’équité et de l’équilibre, entre ces deux voies morales possibles.

Le care devient aussi un terrain d’étude fabuleux, qui invite à éclairer les dispositions, les compétences et les activités de soin d’autrui, de souci des autres et les dynamiques sociales et sexuées qui se cachent derrière.

🔎  L’approche éducative de Nel Noddings

Autre femme importante dans l’histoire du care : Nel Noddings, philosophe féministe et professeure américaine. Le care n’est pas, pour elle, qu’un type de raisonnement moral individuel, mais un type de relation qui existerait de manière naturelle, « un souci de l’autre et un engagement pour l’autre ». « Toute vie humaine commence en relation, et c’est par les relations qu’un individu humain émerge. » (Caring, A Feminine Approach to Ethics and Moral Education, 1984). Elle ne restreint pas le caring à la morale et à des principes, cette éthique s’expérimente dans une pratique relationnelle. Noddings a beaucoup œuvré pour développer ces pratiques de care dans l’éducation, comme une voie de progrès majeur. Allant bien au-delà de la notion de bienveillance, l’enseignement par le care se fonde selon elle sur 4 aptitudes essentielles à développer : l’exemplarité, le dialogue, l’expérimentation et la confirmation (valorisation). Ses écrits sont une source majeure d’inspiration pour la réinvention du monde scolaire et pédagogique !

🔎 L’approche politique de Joan Tronto

Jona Tronto, politologue féministe américaine, défend, elle aussi, l’éthique du care, qui consiste à penser les rapports humains en termes relationnels et non de façon individualiste. Mais pour elle, le care n’est pas qu’une forme de relation interpersonnelle, plus largement, c’est une relation au monde qui nous entoure. « Fondamentalement, chaque personne doit se soucier d’autrui et trouver un sens à se comporter ainsi » (Un monde vulnérable : pour une politique du care, 2009)

Si historiquement les tâches de soin ont été attribuées aux femmes et aux gens peu valorisés par la société ( immigrés, précaires…), il est essentiel de revaloriser les activités de care et les activités de ces personnes : la maternité, les métiers de l’éducation, le soin à la personne, etc.

Tronto valorise donc comme Gilligan la « morale du soin » vs la « morale de la justice », mais n’est pas en phase avec elle sur le fait que le care soit essentiellement lié aux femmes. Elle insiste sur le fait que des hommes « ont des dispositions pour le care », mais cette dimension de leur activité est «immédiatement occultée ».

Mener une politique de care, c’est valoriser et aider à développer 4 stades :

1.    Se soucier de (caring about) : nous devons d’abord nous sentir concernés par l‘autre et par l’environnement.

2.    Se charger de (taking care of) : c’est notre responsabilité de prendre soin, d’agir

3.    Accorder des soins (care giving) : le travail de tous, d’une façon ou d’une autre

4.    Recevoir des soins (care receiving) : dans une logique de réciprocité

Tous vulnérables au cours de nos vies, nous devons être tous acteurs du soin des autres et de notre planète. Le care rejoint l’écologie ; nous devons aussi prendre soin des écosystèmes et du vivant.

Oui, l’histoire du « care » est donc au départ largement portée par les femmes et a permis de faire avancer le mouvement féministe, et écologique ! D’une approche morale, à éducative jusqu’à devenir un projet politique et social, l’éthique du care a planté les graines d’une autre société, moins individualiste, plus équitable, plus juste et plus humaine.

Aujourd’hui, déféminisée, le care devient une façon de « maintenir, perpétuer et réparer notre monde», comme l’écrit Joan Tronto. Il devient un projet de société.

« Sans le Care, la société s’effondre ».

Chez nous, c’est une autre grande femme, Cynthia Fleury, qui dans l’ouvrage « Le Soin est un humanisme », nous explique pourquoi le Care est devenu central dans nos sociétés. Nous avons besoin du care , « une société du « prendre soin » où on comprend que nos interdépendances sont des forces qui nous permettent de transformer le monde de la façon la plus créative et solidaire possible ».

Le soin est un humanisme.

2.    Patriarcat, quand tu nous tiens …

Je reviens à mon comité direction, et à ce directeur qui me parle « d’histoire de nanas ». Je ne pense pas que ce dernier avait en tête la genèse féministe du care, Gilligan, Noddings et Tronto !, mais je vois plutôt, en arrière-plan, une vision patriarcale, misogyne et dénigrante des comportements qu’ils attribuent au genre féminin, comme l’émotion, le soin de l’autre, l’écoute, la bienveillance, la collaboration.

Mépris envers des qualités d’empathie et d’inclusion pourtant essentielles dans un monde qui s’autodétruit, mépris envers les femmes, mépris envers des hommes qui portent ces mêmes qualités de relation, mépris envers ceux qui veulent changer les valeurs du travail, mépris envers les nouvelles générations – forcément – et tous ceux qui cherchent du sens et de l’équilibre. Mépris et surtout incapacité à se remettre en question, coincé dans une vision virile et autoritaire du travail, et donc, incapacité à évoluer.

Allez, balance to boomer misogyne !

Ils ne se démasquent pas toujours tout de suite, c’est beaucoup plus pervers, eux même souvent inconscients de la violence de leurs comportements et de leurs préjugés qu’ils prennent pour des réalités. C’est le principe de croyances. Gonflés de testostérone et pétris de certitudes, ils ne voient pas forcement les conséquences de leurs mots ou signaux non verbaux.

Quelle femme n’a pas déjà souffert au travail d’un mot rabaissant, paternaliste, une remise en doute de son engagement quand elle devient mère, une remise en doute de ses capacités et de son agissement – tantôt trop douce et laxiste, tantôt trop dure « pour une femme » (oui, une femme n’a pas de couilles, c’est le problème, mais une femme qui des couilles, c’est aussi un problème !). Qui n’a pas vécu ce sourire en coin entre hommes en présentation de direction, ou lors d’un entretien ?

❓Alors, comment sortir de ce patriarcat encore bien trop présent ?

➡️ Et bien déjà commencer par lire, parler et éduquer sur le sujet politique du care, qui nous sort de l’individualisme et de la compétition, pour plus de solidarité et d’humanité. « Non monsieur, le care n’est pas « une histoire de nanas », c’est un nouveau projet de société. J’ai des livres passionnants à vous conseiller »

➡️ Incarner soi, les valeurs du care au travail ; que l’on soit homme ou femme, ce n‘est plus le sujet. Mettre la relation au centre. L’assumer complètement, conscient notre impact en termes de cohésion d’équipe, d’écologies et de durabilité.

➡️ Former ses managers encore trop « ancienne école » au care management, pour qu’ils perçoivent mieux ce que recouvre cette nouvelle approche managériale : pas un management « de gonzesse », mais une approche d’écoute, d’action, d’autonomie et de réciprocité.

➡️ Dénoncer le problème – #BalanceTonBoomerMisogyne – et les comportements sexistes.

🎁 INSPIRATIONS

Je vous partage un extrait de la pensée de Cynthia Fleury sur le care. Pour s’éduquer, s’inspirer, pour partager à d’autres.

Penser demain : la société du "care" selon Cynthia Fleury- BRUT

Penser demain : la société du « care » selon Cynthia Fleury- BRUT

Une société où chacun prendrait davantage soin de l’autre, c’est la société du « care » que défend la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. #PenserDemain Episode 1.

📚 Je partage aussi les excellents livres sur le care pour approfondir le sujet

Le soin est un humanisme, Cynthia Fleury , Paru le 16 mai 2019 Essai (broché)

Le soin est un humanisme, Cynthia Fleury , Paru le 16 mai 2019 Essai (broché)

Cynthia Fleury expose une vision humaniste de la vulnérabilité, inséparable de la puissance régénératrice des individus ; elle conduit à une réflexion sur l’hôpital comme institution, sur les pratiques du monde soignant et sur les espaces de formation et d’échanges qui y sont liés, où les humanités doivent prendre racine et promouvoir une vie sociale et politique fondée sur l’attention créatrice de chacun à chacun.

livre - qu'est-ce que le care 5 mai 2021 Guide (Poche)

Qu’est-ce que le care 5 mai 2021 Guide (Poche)

« Se soucier des autres est un travail. »  Apporter une réponse concrète aux besoins des autres, telle est, aujourd’hui, la définition du care, ce concept qui ne relève pas, comme on l’a longtemps cru, d’une préoccupation spécifiquement féminine, mais d’une question politique cruciale recoupant l’expérience quotidienne de la plupart d’entre nous. Première synthèse sur cette notion d’une très grande ampleur après les travaux fondateurs de Carol Gilligan dans les années 1980 puis de Joan Tronto dans les années 1990, ce livre concerne aussi bien le domaine du travail que ceux du genre, de l’éthique et de la santé.

couvertue du livre L'Ethique du Care, Fabienne Brugère, Que Sais-Je

L’Ethique du Care, Fabienne Brugère, Que Sais-Je

Quand Carol Gilligan a énoncé dans Une voix différente (1982) l’idée que les femmes ont une autre manière de penser la morale que les hommes, elle ne s’est pas contentée d’élargir la division des sexes à la morale. Elle a mis en avant un concept largement occulté et laissé à l’état de friche : le care. En portant l’attention sur ce « prendre soin », ce souci des autres, l’éthique du care pose la question du lien social différemment : elle met au coeur de nos relations la vulnérabilité, la dépendance et l’interdépendance. Elle rend ainsi audible la voix des fragiles et met en garde contre les dérives conjointement marchandes et bureaucratiques de nos sociétés néolibérales. Fabienne Brugère nous propose une synthèse des recherches autour de la notion de care et nous montre en quoi cette philosophie constitue aujourd’hui un véritable projet de société.

Bonne lecture et inspiration sur le care, vous allez découvrir un regard sur le monde plein d’espoirs et de possibles.

Bonne pratiques du care au quotidien, chez vous et dans votre organisation, vous allez trouver beaucoup de sens et de joie.

Prenez bien soin de vous, au mois prochain,

Alice

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